Chapitre 13
Leur hôtel à Lumpton-Ville s'avéra être une vieille auberge sur le bord de la route au nord de l'agglomération. Faon trouva que c'était une triste régression par rapport à leur belle pension de Forgeverre, car celui-ci était petit et sale, malgré une certaine impression de confort miteux. Qui plus est, un paiement était exigé même de la part des patrouilleurs. En été, cependant, les clients prenaient leurs repas dans la cour derrière la cuisine sur des tables à tréteaux et des bancs, sous d'anciens noyers noirs et gracieux surplombant la route, ce qui était bien plus agréable que la salle commune froide et humide. Regardant autour d'elle avec curiosité, Faon ne vit pas d'autres Marcheurs du Lac, juste un quatuor de routiers absorbés par leur bière et, derrière eux, un couple de fermiers débordé par plusieurs jeunes enfants bruyants. Malgré sa taille, son allure surprenante et son bras cassé en écharpe, Dag n'attira que de brefs regards, et Faon se sentit rassurée que personne ne la remarque dans son ombre.
Dag s'effondra sur le banc avec un grognement fatigué, ce qui pouvait se comprendre, et Faon se glissa à côté de lui. Elle défit les liens du paquet en cuir bosselé qu'il lui avait demandé de sortir de sa sacoche, et découvrit en l'ouvrant un assortiment d'appareils pour son poignet.
— Par les dieux, qu'est-ce que tout ça?
— Des choses et d'autres. Des outils que j'expérimente, ou des choses que je n'utilise pas tous les jours.
Comme elle fixait d'un air perplexe un carreau en bois qu'elle tenait à la main, garni d'une pièce en métal courbée et aiguisée qui ressemblait à un petit étrier, il ajouta :
— C'est un racloir. J'ai passé beaucoup de temps à racler des cuirs le soir, en patrouille. Ennuyeux à mourir, mais l'une des premières tâches que j'ai effectuées après avoir eu ma prothèse. Ça m'a forcé à tendre le bras, ce qui s'est avéré utile quand j'ai eu mon arc.
L'aide cuisinière qui faisait également office de serveuse posa bruyamment devant eux deux chopes de bière avant de retourner en cuisine en trottinant. Avec son crochet et sa main en éclisse, Dag essaya maladroitement d'attraper la sienne, grimaça et se laissa retomber en arrière.
—Ah ! Le rebouteux t'a dit de ne pas essayer de te servir de ta main. Il l'a dit cinq fois en ma présence, et j'ignore combien de fois quand j'attendais dehors. A un moment j'ai bien cru qu'il allait te gifler.
L'homme avait à peine eu besoin des encouragements de Faon pour bander minutieusement le bras de Dag, ayant rapidement mesuré à quel point son patient était désespéré. Seuls le bout des doigts de Dag sortaient des bandages en coton.
— Garde le bras dans cette écharpe. On va trouver comment s'y prendre.
Elle se dépêcha de porter la chope aux lèvres de Dag. Il grimaça, mais but longuement. Elle réussit à ne pas trop l'éclabousser lorsqu'il hocha la tête pour lui indiquer qu'il avait terminé et sortit rapidement un mouchoir de sa poche pour éviter qu'il ne s'essuie la bouche avec son bras droit.
— Et si tu te sers de tes bandages comme d'une serviette, ils vont empester bien avant que les six semaines soient écoulées, alors arrête.
Il lui jeta un regard mauvais en coin, l'air furieux.
—Et si tu continues à me regarder comme ça, je vais finir par éclater de rire et alors tu me jetteras tes bottes à la figure, et alors qu'est-ce qu'on fera ?
— Non, ça ne risque pas, grommela-t-il. Il faudrait d'abord que tu me retires ces foutues bottes.
Mais la commissure de ses lèvres se releva néanmoins. Faon en fut tellement soulagée qu'elle se dressa sur un genou et l'embrassa à cet endroit, ce qui ne fit qu'accentuer son sourire.
Il poussa un profond soupir pour s'excuser de sa susceptibilité.
— Le troisième en partant de la gauche, là, dit-il en désignant de la tête le paquet en cuir. Ce doit être une sorte de fourchette-cuillère.
Elle sortit l'instrument et l'examina: une cuillère en fer avec quatre petites dents.
— Ah, astucieux.
— Je ne l'utilise pas très souvent. En général, un couteau est plus utile si je n'ai que mon crochet ou ma « main publique» à table.
C'était le nom que Dag donnait à la main en bois couverte d'un gant ne semblant avoir d'autre utilité que de cacher son moignon devant des inconnus, sans grande efficacité d'ailleurs.
Avec un léger cliquètement, Dag posa son poignet en bois sur le bord de la table.
— Essaie de l'enlever.
L'appareil que Dag mettait le plus souvent, le crochet avec l'astucieux petit ressort, était solidement fixé. Faon dut se pencher en avant pour avoir une meilleure prise avant de réussir à l'enlever. L'instrument couvert le remplaça rapidement.
— Oh, ce n'était pas si difficile que ça.
Leurs assiettes arrivèrent, remplies de carottes et de purée à la crème, accompagnées d'une portion généreuse de côtes de porc. Après avoir échangé avec Dag un regard en silence - elle voyait qu'il s'efforçait de garder son calme -, elle se pencha et coupa sa viande en petits morceaux, le laissant se débrouiller pour la suite. La fourchette-cuillère fonctionnait relativement bien, même s'il avait du mal à déplier son coude. Elle continua de l'aider à boire sa bière. Peut-être était-ce seulement l'effet d'un bon repas chaud après une trop longue journée, mais il finit par se détendre. La robuste fille de cuisine leur apporta ensuite d'épaisses parts de tarte aux cerises qui menacèrent de transformer cette détente en sommeil, là, sur le banc.
— Alors..., commença Faon. Faut-il que nous restions ici pour pouvoir nous reposer demain, ou continuer pour nous reposer à Bleu-Ouest ? Est-ce que tu pourras monter sur une telle distance ?
Il était monté à cheval de chez le rebouteux jusqu'à l'auberge, ses rênes enroulées autour de son crochet, mais il n'y avait qu'un kilomètre.
— J'ai déjà fait pire. La poudre m'aidera.
Il avait choisi avec prudence ce qu'il disait être un remède de Marcheurs du Lac contre la douleur dans la pharmacie avant de quitter la place du centre-ville. Faon se demandait si le léger voile sur ses yeux était l'effet du médicament ou de la douleur. Mais à la réflexion, mieux valait que le médicament ne soit pas trop efficace, sans quoi il n'y aurait aucun moyen de le faire ralentir. Confirmant ses pensées, il s'étira et répondit :
— Ça ne me dérangerait pas de continuer. Il y a des gens au lac Hickory qui pourront m'aider pour que mon bras guérisse plus vite.
— Est-il bien réparé? s'enquit Faon d'une voix inquiète.
—Oh, oui. Ce rebouteux avait beau être un bourreau maladroit, il connaissait son métier. Mon bras guérira sans problème.
Dag l'avait affublé de noms bien pires que celui-là pendant l'opération, mais le type s'était contenté de sourire, de toute évidence habitué aux invectives hautes en couleur de ses patients. Peut-être même, pensa Faon, qu'il collectionnait les meilleures.
— Si tu fais attention à ne pas le cogner...
L'estomac de Faon se noua à l'idée de rentrer chez elle. Mais si elle devait le faire, alors autant en finir le plus vite possible. Dag pensait clairement que c'était son devoir, la bonne chose à faire. Et même cet imbécile de Radieux et tous ses frères réunis ne se risqueraient pas à la faire passer pour lâche aux yeux de Dag. Même si c'est ce que je suis.
— Très bien. Alors continuons.
Dag s'essuya le menton avec sa manche gauche.
— Dans ce cas, on ferait mieux de se mettre d'accord sur ce qu'on va leur raconter. Je veux laisser de côté l'histoire du couteau enchanté, comme je l'ai fait avec ma patrouille à l'exception de Mari.
Cela paraissait aussi juste que prudent. Faon hocha la tête.
— Pour le reste, c'est à toi de voir, mais tu dois me dire ce que tu veux.
Elle regarda les traînées rouges et les miettes dans son assiette vide.
— Ils ne sont pas au courant pour moi et Radieux. Alors ils vont être furieux s'ils croient que je les ai effrayés pour rien, en m'enfuyant comme ça.
Il se pencha vers elle et posa ses lèvres sur une des marques rouges de son cou, à l'endroit où l'une des cicatrices de l'être malfaisant avait fini par peler.
— Pas pour rien, Étincelle.
— Oui, mais ils ne savent pas grand-chose des êtres malfaisants.
— Alors, dit-il lentement, comme s'il réfléchissait par étapes, si ton Radieux s'est confessé, ce sera un cas de figure particulier, et sinon, c'en sera un autre.
— Ce n'est pas mon Radieux! s'exclama-t-elle avec mauvaise humeur. Nous avons tous les deux été très clairs sur ce point.
— Hmm. Bon, si tu ne dis pas à ta famille pourquoi tu es partie, il faudra que tu inventes un mensonge. Ce qui, dans mon expérience, crée une tension et une tache sombre dans l'essence du menteur, et l'affaiblit. Je ne vois vraiment pas pourquoi tu penses devoir protéger Radieux. A mon avis, il bénéficie plus de ton silence que toi.
Faon haussa les sourcils.
— La honte revient à la fille. De la marchandise usagée, ils appellent ça. On ne peut pas trouver un autre prétendant avec de la terre, si la rumeur s'étend qu'on n'est plus vierge. Quoique... à mon avis, la plupart des filles y parviennent quand même, alors on peut se poser la question.
— Ah, les fermiers, dit Dag en retroussant les lèvres. Est-ce que cela s'applique également aux veuves ?
Faon rougit à ce souvenir, mais ne put s'empêcher de sourire un peu.
— Oh, non. Les veuves, c'est une tout autre affaire. Les veuves... comment dire, personne ne peut faire ce qui lui plaît, il peut y avoir des enfants, des problèmes d'argent, mais les veuves gardent la tête haute et s'en sortent seules. C'est plus facile si elles ne sont pas pauvres, bien sûr.
— Alors, ah... est-ce que tu rêves d'un prétendant avec de la terre, Étincelle?
Elle se releva, étonnée.
— Bien sûr que non ! C'est toi que je veux.
Il haussa un sourcil.
— Alors pourquoi t'inquiètes-tu encore de ça? L'habitude?
— Non ! (Elle hésita, son cœur et sa voix faiblirent.) Je suppose... je pensais que notre histoire était comme le rêve d'une nuit d'été. Et j'essayais juste de ne pas me réveiller. C'est idiot, j'imagine. Quelque part, à un moment donné... quelqu'un viendra pour m'empêcher de te garder. Ce n'est pas pour toujours.
Il détourna les yeux, regardant au-delà des ombres profondes des noyers la route où la poussière soulevée par un chariot tiré par des poneys flottait encore, dorée à la lumière du soleil couchant.
— Si difficile que soit ta famille, la mienne sera encore pire, et je compte bien leur tenir tête. Je ne te mentirai pas, Etincelle. Il y a des choses qui peuvent m'éloigner de toi, des choses que je ne peux pas contrôler. La mort en fait partie. (Il fit une pause.) Mais c'est la seule chose qui me vienne à l'esprit pour l'instant.
Elle hocha brièvement la tête, tremblante, pressant son visage contre l'épaule de Dag le temps qu'elle reprenne son souffle.
Il soupira.
— Ce n'est pas à moi de choisir ce que tu diras à ta famille. C'est ton choix. Mais je te recommande de dire la vérité, autant que possible, à part pour le couteau.
— Comment vais-je leur expliquer que je dois aller dans ton camp?
— Mon capitaine a besoin de ton témoignage pour la mort de l'être malfaisant. Ce qui est vrai. S'ils veulent en savoir plus, je monterai sur mes grands chevaux et leur dirai que ce sont des affaires de Marcheurs du Lac.
Faon secoua la tête.
— Ils ne voudront pas me laisser partir avec toi.
— On verra. Tu ne peux pas prévoir les réactions d'autrui, seulement les tiennes. Si tu essaies, tu risques de te préparer pour quelque chose qui n'arrivera pas. Hé. (Il se pencha et lui embrassa les cheveux.) S'ils t'enchaînent au mur avec des cadenas en fer, je te libérerai.
— Sans tes mains?
— Je suis très ingénieux. Et s'ils ne t'enchaînent pas, alors tu pourras partir. Tout ce qu'il faut, c'est du courage, et je sais que tu n'en manques pas.
Elle sourit, réconfortée.
— Pas dans mon cœur, pas vraiment. Ils... Je ne sais pas comment l'expliquer. Ils réussissent à me rabaisser.
— Je ne sais pas comment ils réagiront, mais tu n'es plus la même qu'autrefois. D'une façon ou d'une autre, les choses seront différentes de ce à quoi tu t'attends.
Vraiment.
Epuisés, endoloris et mal à l'aise, ils ne firent pas l'amour ce soir-là, mais se serrèrent l'un contre l'autre dans l'atmosphère confinée de leur chambre. Le sommeil fut long à venir.
Le soleil estival tombait à nouveau à l'ouest lorsque Faon arrêta sa jument et regarda la colline où descendait un chemin de ferme, croisant la route. Ils avaient parcouru trente kilomètres depuis Lumpton-Ville, et Dag devait reconnaître, au moins en son for intérieur, que son bras droit était plus enflé et douloureux qu'il ne l'avait espéré, et que le gauche, qui soutenait une charge inhabituelle, n'était pas au mieux non plus. Ils avaient emprunté la route vers le nord le long de l'interminable corniche entre les deux fleuves sur près de vingt-cinq kilomètres avant de se diriger vers l'ouest. En descendant dans la vallée, ils avaient traversé un gué rocailleux avant de tourner à nouveau vers le nord, le long du fleuve sinueux. Un raccourci, d'après Faon, qui évitait de faire un crochet de plus d'un kilomètre par le village de Bleu-Ouest, avec son pont pour les chariots et son moulin.
Elle était de retour chez elle. Son essence était un tourbillon compliqué, mais il n'était pas nécessaire de posséder un InnéSens pour se rendre compte que sa première émotion n'était pas la joie.
Il approcha son cheval du sien.
— Je crois que je voudrais ma main publique, pour commencer, murmura-t-il.
Elle hocha la tête et se pencha vers lui pour ouvrir la pochette qu'il portait à la ceinture. Elle remplaça le crochet par la fausse main, moins utile mais moins déconcertante. Elle se peigna les cheveux qu'elle attacha en queue-de-cheval bouclée avec le ruban aux couleurs vives, puis se mit debout dans ses étriers pour peigner Dag. Il baissa la tête pour subir, pensa-t-il, cette tentative inutile de lui donner meilleure allure. Il comprenait parfaitement sa détermination à rentrer chez elle en paraissant fière et en bonne santé, et non épuisée et débraillée. Il aurait seulement voulu pouvoir l'aider en ressemblant plus à un vaillant protecteur qu'à une bestiole à moitié morte ramenée par un chat.
Tu as déjà été pire que ça, vieux patrouilleur. Vas-y.
Faon déglutit et engagea Grâce dans le chemin qui remontait la pente en serpentant sur un demi-kilomètre, bordé des deux côtés par des murs en pierres sèches. Après un bosquet d'érables, de noyers et de hickory, une vieille grange délabrée apparut sur la droite, et une autre, plus grande et plus récente, sur la gauche. Derrière celle-ci se trouvaient quelques dépendances, dont un fumoir. De fines volutes de fumée grise s'échappaient de ses avant-toits, et Dag sentit l'odeur agréable du hickory que l'on faisait brûler. Un puits couvert trônait en haut de la cour et, à droite, se dessinait le bâtiment principal : la ferme.
Le noyau central était un rectangle d'un étage en grosses pierres jaunâtres, avec un porche et une porte d'entrée au milieu donnant sur la vallée et le fleuve. A l'extrémité nord, une extension de plain-pied semblait contenir deux pièces. De l'autre côté, des travaux d'excavation étaient en cours, près d'un tas de pierres, de toute évidence pour agrandir l'autre bâtiment. A l'ouest, il y avait encore une autre annexe bordée d'un porche couvert qui faisait la longueur de la maison, à coup sûr la cuisine. Il n'y avait personne en vue.
— L'heure du souper, dit Faon. Ils doivent tous être dans la cuisine.
— Huit personnes, dit Dag, dont l'InnéSens ne laissait aucune place au doute.
Faon prit une très longue inspiration et descendit de cheval. Elle attacha leurs deux montures à la balustrade et gravit les marches devant Dag. Ses pas légers, et ceux, plus lourds, de Dag, résonnèrent brièvement sur le perron. Les deux battants de la porte étaient grands ouverts et accrochés à des loquets dans le mur, mais derrière se trouvait un encadrement de porte plus fin, avec un rideau de gaze. Faon l'ouvrit et se glissa dans la pièce, la retenant pour Dag. Il posa brièvement sa main de bois sur son épaule avant de la laisser tomber sur le côté.
A la longue table qui remplissait la moitié de la pièce, sur la droite, huit personnes se retournèrent et les regardèrent fixement. Dag essaya d'accorder rapidement les visages aux noms et aux histoires que Faon avait mentionnés. Il identifia immédiatement tante Futée, une femme très petite et robuste, avec des boucles grises désordonnées et des yeux laiteux comme des perles, la tête penchée sur le côté pour écouter. Il était plus difficile de distinguer les quatre frères, mais il pensa reconnaître Flèche, l'aîné, massif, Roseau et Torrent, les faux jumeaux, l'un aux yeux et aux cheveux bruns, l'autre aux cheveux cendrés et aux yeux bleus, et Brin, les cheveux aussi foncés que Faon, maigre, le plus jeune après elle. Une jeune femme dodue assise à côté de Faon échappa à son recensement. Les parents de Faon, Surel et Trille Prébleu, ne furent pas difficiles à identifier, un homme grisonnant en bout de table qui s'était redressé tellement vite qu'il en avait renversé sa chaise et, à l'autre bout, une femme d'âge mûr qui se leva en vacillant et en poussant un cri.
Les parents de Faon fondirent sur leur fille dans un tel déluge de joie, de soulagement et de fureur que Dag dut fermer son InnéSens pour ne pas être emporté par ces émotions. Les frères, derrière, souriaient avec allégresse, et tante Futée demandait avec impatience :
— Quoi ? C'est Faon, vous dites ? Je vous avais dit qu'elle n'était pas morte ! Ce n'est pas trop tôt !
Faon, le visage indéchiffrable, dut supporter de se faire enlacer, embrasser et secouer en égales proportions. Les larmes qui perlaient dans ses yeux ne venaient pas seulement, pensa Dag, de ces manifestations d'émotion. Dag se raidit un peu lorsque son père, après l'avoir soulevée pour la serrer dans ses bras, la reposa et menaça de lui donner une correction. Mais son soulagement paternel semblait très réel, alors que ses menaces ne l'étaient pas, car Faon ne tressaillit même pas.
— Où étais-tu, ma petite ? demanda finalement sa mère, sa voix s'élevant par-dessus le brouhaha.
Faon recula un peu, leva le menton et répondit à toute allure :
— Je suis partie chercher du travail à Forgeverre, et il se pourrait que j'en aie trouvé, mais d'abord il faut que j'aille au lac Hickory avec Dag, pour l'aider à faire son rapport à son capitaine sur le spectre que nous avons tué.
La famille de Faon la regarda comme si elle avait commencé à délirer sous le coup de la fièvre. Dag soupçonnait qu'ils n'avaient retenu que la mention de Forgeverre.
Faon continua sans reprendre son souffle, avant qu'ils puissent reprendre la parole.
— Maman, papa, voici mon ami, Dag Aile Rouge Hickory. (Elle fit sa petite révérence habituelle et poussa Dag en avant. Il hocha la tête, essayant de donner à son visage une expression agréablement neutre.) C'est un patrouilleur des Marcheurs du Lac.
— Enchanté, déclara poliment Dag à l'assistance, ne s'adressant à personne en particulier.
Le silence lui répondit, ainsi que des regards insistants, et des cous tendus. De toute évidence, la petite stature était une caractéristique de cette famille.
Confirmant l'intuition de Dag, Trille, la mère de Faon, demanda :
— Forgeverre ? Pourquoi aller là-bas pour trouver du travail ? Il y a largement assez de travail ici !
— Que tu nous as laissé sur le dos, dit Flèche, enfonçant le clou.
— Et Lumpton-Ville aurait été bien plus près, ajouta Brin, plein de bon sens.
— Sais-tu les soucis que tu nous as causés, ma fille? demanda le père Prébleu.
— Ouais, dit Roseau (ou peut-être Torrent - non, Torrent avait les cheveux cendrés), quand tu ne t'es pas présentée au dîner le jour du marché, on a pensé que tu flânais et rêvassais dans les bois comme d'habitude, mais comme tu n'étais toujours pas là à l'heure du coucher, papa nous a envoyés te chercher avec des torches. Dans la grange, dans les toilettes, dans les bois, près du fleuve. Ça nous aurait épargné bien des cris et des recherches dans le noir si maman avait compté tes vêtements un jour plus tôt !
Les lèvres de Faon avaient esquissé un drôle de sourire à ces mots, et Dag se promit de lui demander pourquoi plus tard.
— Je suis désolée de vous avoir inquiétés, dit-elle d'un ton prudent et formel. J'aurais dû vous laisser un mot, pour que vous ne pensiez pas que j'avais eu un accident.
— Comment est-ce que ça aurait pu nous empêcher de nous inquiéter, petite idiote! sanglota la mère de Faon. Inconsciente, égoïste...
— Papa m'a fait faire tout le chemin jusque chez tante Wren, pensant que tu aurais pu aller là-bas, et Torrent a dû aller à Lumpton pour interroger les gens, dit Roseau.
Une nouvelle avalanche de plaintes et de récriminations s'ensuivit. Faon les supporta sans discuter, et Dag tint sa langue. Les mots méchants ne cherchaient pas à blesser et Faon, apparemment habituée à l'étrange dialecte de cette famille, semblait en comprendre l'esprit et ne tint pas compte des piques, pour la plupart. Elle n'eut qu'un regard de ressentiment, lorsque la fille dodue à côté de Flèche renchérit sur l'un des commentaires les plus cassants de celui-ci. Mais elle se contenta de répondre : « Salut, Trèfle. Contente de te voir, moi aussi», ce qui réduisit la fille à un silence déconcerté.
Le nom de Radieux Charpentier brillait par son absence. Le jugement de Faon à ce sujet montrait sa perspicacité. Trop tôt pour en deviner les conséquences...
Dag ne savait pas combien de temps aurait duré ce chahut si tante Futée ne s'était pas levée, attrapant une canne, et n'avait contourné la table jusqu'à Faon.
— Laisse-moi te regarder, ma petite, dit-elle calmement, et Faon la serra dans ses bras - la seule étreinte que Dag lui avait vu rendre -, laissant sa tante aveugle lui passer les mains sur le visage. Bien. Bien. Maintenant présente-moi à ton ami patrouilleur. Cela fait longtemps que je n'ai pas croisé un Marcheur du Lac.
— Dag, dit Faon, retrouvant son ton formel, anxieux et précipité. Voici ma tante Futée dont je t'ai parlé. Elle aimerait te toucher, si tu es d'accord.
— Bien sûr.
La petite femme s'approcha de lui, tendit les mains et passa les doigts d'un air incertain sur sa clavicule.
— Mon dieu, mon garçon, où êtes-vous?
— Dis quelque chose, chuchota Faon avec insistance.
— Euh... là-haut, tante Futée.
Elle leva encore les mains, lui touchant le menton. Il baissa obligeamment la tête.
— Tout là-haut! s'émerveilla-t-elle.
Les doigts secs et noueux caressaient fermement ses traits, s'arrêtant en sentant la légère chaleur des bleus de la veille, faisant le tour de ses pommettes et de son menton, traçant le contour de ses lèvres et de ses paupières. Futée hochait la tête comme pour valider silencieusement ce que ses doigts lui apprenaient. Dag remarqua avec un léger choc que cette femme possédait un InnéSens rudimentaire, sans doute développé dans l'ombre de sa cécité de longue date, et il étendit son InnéSens pour toucher le sien.
Elle inspira.
— Ah, un Marcheur du Lac, c'est bien vrai.
— Madame, fit Dag, ne sachant quoi répondre.
— Une belle voix, aussi, observa-t-elle, sans que Dag sache à qui elle s'adressait.
Elle s'arrêta, à deux doigts de vérifier ses dents comme celles d'un cheval, même si Dag aurait à peine cillé. Elle passa les mains sur son corps, hésitant brièvement au niveau de l'éclisse et de l'écharpe. Elle leva les sourcils en sentant sa prothèse sous sa chemise et agrippa brièvement sa main en bois.
— Une belle voix profonde, se contenta-t-elle cependant d'ajouter.
— Avez-vous mangé? demanda Trille Prébleu.
Lorsque Faon leur expliqua que non, qu'ils avaient voyagé toute la journée depuis Lumpton, elle revint à ce que Dag supposa être son mode maternel habituel, enjoignant ses fils d'installer des chaises et des couverts. Elle installa Faon à côté d'elle, et celle-ci insista pour que Dag s'assoie à sa droite : « Parce que je lui ai promis de l'aider à cause de son bras cassé.» Ils s'assirent enfin. Trèfle, finalement présentée comme la fiancée de Flèche, fut également réquisitionnée pour aider, et posa des assiettes et des verres sentant le cidre devant eux. Dag, assoiffé, était plus intéressé par la boisson. Un ragoût bien cuit leur fut servi, et Dag se réjouit intérieurement d'être confronté à un plat avec lequel il pouvait se débrouiller seul, mais il se demanda néanmoins qui avait de mauvaises dents dans la maisonnée.
— La fourchette-cuillère, je pense, murmura-t-il à l'oreille de Faon, qui hocha la tête et fouilla dans la pochette.
— Qu'est-il arrivé à votre bras? s'enquit Torrent, en face d'eux.
— Lequel ? demanda Dag.
Et il dut endurer que toute la tablée s'agite, tende le cou, l'observe d'un air perplexe alors que Faon dévissait calmement sa main et la remplaçait par cet ustensile plus utile.
— Merci, Etincelle. Je peux boire? (Il lui sourit alors qu'elle portait le verre à ses lèvres. C'était du cidre frais, très acide, confectionné avec les pommes de l'été.) Merci encore.
— Je t'en prie, Dag.
Il lécha une goutte sur sa lèvre inférieure pour qu'elle n'ait pas à l'essuyer avec sa serviette, pas encore.
Torrent retrouva enfin sa voix, plus ou moins.
— Euh... je parlais de, euh, l'éclisse...
Faon répondit brusquement.
— Un voleur a pris mon sac de couchage hier à Lumpton. Dag l'a récupéré, mais il a eu le bras cassé dans la bataille avant que les voleurs prennent peur et s'enfuient. Mais Dag a donné une bonne description des voleurs aux gens de Lumpton, pour qu'ils puissent les arrêter. (Elle serra légèrement les mâchoires.) Alors il me semble normal de lui en être reconnaissante.
— Oh, fit Torrent.
Roseau et Brin les observèrent par-dessus la table, intimidés, avec un nouvel intérêt.
Trille Prébleu, qui regardait sa fille retrouvée avec avidité et attention, fronça les sourcils et toucha la joue de Faon à l'endroit où les quatre marques parallèles se transformaient en cicatrices rose pâle.
— Qu'est-ce que c'est que ces marques ?
Faon jeta un regard en biais à Dag, qui haussa les épaules : vas-y.
— C'est là que l'homme de vase m'a frappée.
— Le quoi ? demanda sa mère en faisant la grimace.
— Une... une sorte de bandit. Deux bandits m'ont enlevée sur la route près de Forgeverre.
— Quoi ? Qu'est-ce qui s'est passé ? interrogea sa mère, bouche bée.
Les deux jumeaux se redressèrent également. A sa droite, Dag sentit Flèche se crisper.
— Pas grand-chose, dit Faon. Ils m'ont malmenée, mais Dag, qui les poursuivait, est arrivé juste à ce moment-là et, euh... les a fait fuir.
Elle le regarda à nouveau et il baissa les paupières en signe de remerciement. Il ne souhaitait pas particulièrement faire connaissance avec sa famille en faisant la liste de tous les cadavres qu'il avait semés autour de Forgeverre, du moins les cadavres humains. Bien trop d'humains, cette fois-ci.
— C'est comme ça que nous nous sommes rencontrés. Sa patrouille avait été appelée à Forgeverre pour s'occuper des bandits et du spectre.
— Qu'est-il arrivé aux bandits après ça? demanda Torrent.
Faon se tourna vers Dag, qui répondit simplement:
— On s'est occupés d'eux.
Il s'attaqua à son ragoût, de la nourriture comme on n'en trouvait que dans les fermes, simple et appétissante, espérant ainsi éviter d'autres questions sur ce sujet.
La mère de Faon baissa la tête, les sourcils froncés. Sa main se posa cette fois sur le côté gauche du cou de sa fille, effleurant l'entaille rouge profond et les trois affreuses croûtes noires.
— Et ces horribles traces-là ?
— Euh... eh bien, c'est arrivé plus tard.
— Qu'est-ce qui est arrivé plus tard ?
Faon répondit d'une voix qu'elle tentait désespérément de rendre joyeuse:
— C'est par là que le spectre m'a soulevée. Ils font ces sortes de marques - leur contact est mortel. Il était gros. Gros comment, d'après toi, Dag? Deux mètres cinquante de haut, peut-être?
— Deux mètres trente, à mon avis, dit-il d'un ton neutre. Environ cent quatre-vingts kilos. Quoique je n'avais pas le meilleur point de vue. Ni beaucoup de lumière.
— Alors qu'est-il arrivé à ce soi-disant spectre, s'il était si abominable? demanda Roseau avec une incrédulité grandissante.
Faon implora Dag du regard.
— On s'en est occupés aussi, dit-il.
— Allez Faon, dit Flèche d'un air méprisant, ne t'attends pas à ce qu'on avale toutes tes histoires!
— Etes-vous en train de traiter votre sœur de menteuse, monsieur? demanda Dag d'une voix très douce.
Et moi avec ? sous-entendait-il.
Les sourcils épais de Flèche se froncèrent avec un étonnement sincère; il n'était pas sensible au second degré, devina Dag.
— C'est ma sœur, je la traite de ce que je veux!
Dag inspira profondément, mais Faon chuchota:
— Dag, laisse faire. Ce n'est pas grave.
Il ne parlait pas encore le langage de cette famille, se rappela-t-il. Il s'était demandé avec inquiétude comment leur cacher l'étrange accident avec le couteau du partage. Il n'aurait jamais imaginé une aussi faible curiosité ni même cette totale incrédulité. Ce n'était pas dans son intérêt —-ni dans ses pouvoirs - de cogner les têtes des Prébleu les unes contre les autres et de beugler: Le courage de votre sœur ma sauvé la vie, et des dizaines d'autres, peut-être des milliers. Vous devez l'honorer? Il ne releva pas et réclama plus de cidre d'un signe de tête.
Changeant de sujet de façon manifeste, Faon interrogea Trèfle sur la progression de ses projets de mariage, feignant de s'intéresser vraiment à sa réponse interminable. Il s'avéra que les travaux en cours sur l'aile sud de la maison étaient destinés à profiter aux futurs jeunes mariés. La véritable raison de cette question fut révélée à Dag lorsqu'elle demanda, l'air de rien :
— Quelqu'un a des nouvelles des Charpentier depuis le mariage de Saree ?
— Pas vraiment, dit Roseau. Radieux a passé beaucoup de temps chez son beau-frère, pour l'aider à enlever les souches du nouveau champ.
La mère de Faon la regarda les yeux plissés.
— Sa maman m'a dit qu'il était fiancé à Violette Orpin depuis le milieu de l'été. J'espère que tu n'es pas déçue. Il me semble que tu avais un faible pour lui à une époque.
— Faon a un faible pour Radieux-euh! Faon a un faible pour Radieux-euh ! chantonna Brin d'un ton geignard, mais fraternellement taquin.
Dag eut un mouvement de recul en sentant le torrent d'obscurité fatale qui s'était abattu sur l'essence de Faon. Il ne sait pas, se rappela-t-il. Aucun d'entre eux n'est au courant. Pourtant, il aurait volontiers parié sur l'intuition silencieuse de Trille Prébleu, car elle ajouta d'une voix sévère qu'il ne lui avait jamais entendue, ne souffrant aucune contradiction :
— Arrête ça, Brin. On dirait un gamin de douze ans.
Dag vit une petite ride sur la mâchoire de Faon lorsqu'elle desserra les dents.
— Je n'ai pas un faible pour lui. Je pense que Violette mérite mieux.
Brin parut déçu de n'avoir pas provoqué de réaction plus spectaculaire chez sa sœur avec son piège habile mais, après un coup d'œil à sa mère, il arrêta de la taquiner.
— Peut-être, suggéra doucement Dag, devrions-nous aller nous occuper de Grâce et de Tête de Cuivre.
— Qui ? demanda Torrent.
— Le cheval de Mlle Prébleu et le mien. Ils attendent patiemment dehors.
— Quoi ? dit Roseau. Mais Faon n'a pas de cheval !
— Hé, Faon, où l'as-tu eu?
— Je peux le monter?
— Non, répondit Faon en repoussant brutalement sa chaise en arrière.
Dag se leva plus calmement.
— Où as-tu trouvé cette bête, Faon ? demanda le père Prébleu avec curiosité, regardant de nouveau Dag.
Faon se tenait très droite.
— C'est ma récompense pour avoir aidé à tuer le spectre. Ce que Flèche ici présent ne veut pas croire. J'ai dû voyager depuis Forgeverre sur une monture fantôme, hein ?
Elle détourna la tête et sortit. Dag, qui prit congé avec un hochement de tête poli destiné à toute la tablée, pensa à ajouter à haute voix «Bonne soirée, tante Futée», et la suivit. Derrière lui, il entendit son père grommeler « Roseau, va aider ta sœur et ce type avec les chevaux ». Ce qui, en fait, provoqua une migration générale des Prébleu sous le porche afin d'examiner la jument.
Ils discutèrent longuement de Grâce. Finalement, Dag remit son crochet et mena son cheval dans la vieille grange, où il y avait des stalles vides. Il resta un moment à regarder par-dessus la cloison de la stalle, gardant un léger contact avec son InnéSens pour que le hongre ne se retourne pas pour massacrer Roseau, son nouveau palefrenier. Malgré les apparences, son nom, Tête de Cuivre, ne venait pas de sa couleur châtaine. Lorsque les deux chevaux eurent été bien frictionnés, abreuvés et nourris, Dag retourna à la maison avec Faon à la lumière du soleil couchant, temporairement hors de portée d'oreilles de sa famille.
— Bon, marmonna-t-elle. Ç'aurait pu être pire.
— Vraiment?
— Vraiment.
— Si tu le dis. A vrai dire, je trouve ta famille assez étrange. Mes plus proches parents n'aiment pas souvent ce que je raconte, mais au moins ils écoutent ce que j'ai à dire, pas ce qu'ils veulent bien entendre.
— Ils sont meilleurs pris séparément qu'en groupe.
— Hmm. Alors... c'était quoi cette histoire de nuit du marché ?
— Oh. Pas grand-chose. Sauf que je suis partie à l'aube le jour du marché, quand il faisait encore nuit. Je me demande où ils ont pensé que j'étais passée toute la journée.
Quelques membres de la famille Prébleu s'étaient réunis dans le petit parloir, dont tante Futée, qui faisait tourner un fuseau, et la mère de Faon. Dag posa ses sacoches et laissa Faon déballer ses cadeaux. Flèche, qui s'apprêtait à ramener sa fiancée chez elle, s'arrêta pour regarder lui aussi.
Trille leva la coupe en verre étincelante à la lumière de la lampe à huile, étonnée.
— Tu es vraiment allée à Forgeverre !
Faon, qui avait hésité toute la soirée entre essayer de faire bonne figure et se refermer sur elle-même de façon, semblait-il à Dag, inhabituelle chez elle, se contenta de répondre :
— C'est ce que je t'ai dit, maman.
Faon posa la bouteille de parfum au bouchon de liège dans les mains de sa tante et l'incita à s'en verser un peu sur les poignets, ce qu'elle fit en souriant gentiment.
— Ça sent très bon, ma mignonne, mais ces sottises sont réservées aux jeunes filles qui veulent séduire les garçons, pas aux vieilles femmes bossues comme moi. Tu ferais mieux de le donner à Trèfle.
— Ça c'est le boulot de Flèche, dit Faon avec un petit sourire en coin digne d'Etincelle. De toute façon, toutes sortes de gens en mettent à Forgeverre - des hommes et des femmes patrouilleurs aussi.
Roseau, qui rôdait dans le coin, renifla avec mépris à la mention d'hommes se parfumant, mais Futée fit preuve de bonne volonté et soulagea le cœur de Dag en en versant quelques gouttes de plus sur elle et sur sa sœur cadette, Trille, et même sur Faon.
— Voilà! C'est gentil d'avoir pensé à moi, ma mignonne.
Dehors, il commençait à faire sombre. Les garçons se dispersèrent pour effectuer leurs diverses tâches du soir, et Trèfle souhaita le bonsoir à sa future belle-famille. Les deux jeunes femmes, Faon et Trèfle, s'observèrent avec raideur alors que cette dernière la félicitait à nouveau d'être rentrée saine et sauve, et Dag s'étonna encore de l'étrangeté des coutumes des fermiers. La seule fille d'un Marcheur du Lac aurait été l'héritière principale de la tente de sa famille, mais ici, cette position était de toute évidence tenue par Flèche. Et ce n'était pas Faon, mais Trèfle qui prendrait la place de Trille Prébleu en tant que maîtresse de maison en temps voulu. Réduisant Faon à aller... où ?
— Je suppose, dit le père Prébleu un peu à contrecœur, que si ton ami a un sac de couchage, il pourra dormir dans le grenier de la grange. Pour garder un œil sur son cheval.
— Ne sois pas idiot, Surel, intervint tante Futée de façon inattendue. Ce monsieur ne peut pas monter l'échelle avec son bras cassé.
— Il doit dormir près de moi, pour que je puisse l'aider, dit fermement Faon. Il peut installer son sac dans la salle à tisser de Futée.
— Bonne idée, Faon, dit joyeusement tante Futée.
Faon dormait en bas avec sa tante. Les garçons partageaient les chambres à l'étage, tout comme leurs parents. Le père Prébleu eut subitement l'air de réfléchir intensément à ce qui pourrait se passer si on laissait Faon et Dag en bas avec un chaperon aveugle. Et puis - inévitablement - il étudia ce qu'on pouvait conclure du nombre de nuits qu'ils avaient passées ensemble sur la route. Savait-il quelque chose sur l'InnéSens de sa belle-sœur?
— Je ferai de mon mieux pour ne pas te couper la gorge avec ton rasoir demain, Dag, dit Faon.
— J'ai déjà perdu plus de sang pour pas grand-chose.
— Nous devrions essayer de partir tôt demain.
— Quoi? demanda le père Prébleu, sortant de sa cogitation contrariée. Tu ne vas nulle part, ma petite !
Elle se tourna vers lui, se raidissant.
— C'est la première chose que je t'ai dite, papa. J'ai l'obligation de rapporter mon témoignage.
— Tu es stupide, Faon !
Dag retint son souffle en sentant la déchirure noire dans l'essence de Faon. Ses yeux se posèrent sur Futée, dont le visage ne montrait aucune réaction même s'il était tourné vers les deux interlocuteurs.
— Tes obligations sont ici, continua son père, même si tu t'es enfuie en leur tournant le dos ce dernier mois! Tu t'es assez baladée pour un bon bout de temps, crois-moi !
Dag s'interposa calmement, et honnêtement.
— A vrai dire, Etincelle, mon bras n'est pas au mieux ce soir. Je ne cracherais pas sur un jour ou deux de repos.
Elle posa des yeux anxieux sur lui, comme si elle ne savait pas s'il la soutenait ou la trahissait. Il lui adressa un petit hochement de tête rassurant.
Le père Prébleu jeta un regard en biais à Dag.
— Nous ne vous retenons pas s'il faut que vous partiez.
— Papa! s'écria Faon, abandonnant son attitude forcée pour une sincérité enflammée. Quelle idée! Dag m'a sauvé la vie trois fois, deux fois en risquant la sienne, une fois des bandits, une fois de l'être malfaisant - du spectre - et une fois encore la nuit après que le spectre... m'a blessée, parce que je me serais vidée de mon sang dans les bois s'il ne m'avait pas aidée. Je ne permettrai pas qu'on le jette dehors avec deux bras en mauvais état ! Quelle honte ! Que la honte soit sur cette maison si tu oses faire ça!
Elle tapa du pied. Le sol du parloir résonna comme un tambour.
Le père Prébleu avait reculé. Sa femme regardait Dag les yeux écarquillés, serrant la coupe en verre contre elle. Futée... était étonnamment indéchiffrable, mais elle avait un drôle de petit sourire aux lèvres.
— Oh. (Le père Prébleu s'éclaircit la gorge.) Tu n'avais pas vraiment expliqué tout ça, Faon.
— Comment aurais-je pu? demanda-t-elle avec lassitude. Personne ne m'a laissé finir cette histoire sans m'accuser de tout inventer.
Son père regarda Dag.
— Il est bien calme, lui.
Dag, ne pouvant se toucher la tempe, se contenta d'un petit hochement de tête.
— Je réfléchis, monsieur.
— Vraiment?
Il était apparemment impossible, chez les Prébleu, d'aller au bout d'une discussion. Mais quand la dispute se transforma en simples marmonnements, que tout le monde disparut dans l'escalier ou dans les couloirs, Dag finit par installer son sac de couchage à côté du métier à tisser de Futée, avec un tas impressionnant de couvertures et d'oreillers pour qu'il soit à l'aise. Il entendit les deux plus petites femmes de la famille s'agiter dans la chambre voisine, se préparer pour la nuit en parlant à voix basse, puis le grincement des montants de lit lorsqu'elles se couchèrent.
Dag reposa maladroitement son bras douloureux, plein de reconnaissance pour les oreillers. A part la nuit sur le sol de la cuisine des Montegué, il n'avait jamais dormi dans la maison de fermiers, surtout pas en invité, même si parfois ses patrouilles s'étaient arrangées pour s'arrêter le soir dans une grange. C'était mieux qu'un grenier à foin plein de courants d'air avec de la neige s'infiltrant par tous les trous. Avant d'avoir rencontré la famille de Faon, il avait eu du mal à comprendre pourquoi elle avait voulu quitter un tel confort.
Il ne savait pas s'il valait mieux être aimé sans être estimé, ou être estimé sans être aimé, mais c'était sans cloute mieux d'être les deux. Pour la première fois, il se dit que le plus précieux trésor d'un fermier ne devait peut-être pas être volé furtivement, mais honnêtement gagné. Néanmoins, les espoirs qui se formaient dans son esprit devraient attendre le lendemain pour être mis à l'épreuve.